L'instant (Kierkegaard)
« Le temps est donc la succession infinie ; la vie vécue dans le
temps et relevant simplement du temps n'a pas de présent. Sans doute,
pour caractériser la vie sensible, l'on dit communément qu'elle est dans
l'instant. On entend alors par instant l'abstraction de l'éternel, qui,
si elle se donne pour le présent, en est la parodie. Le présent est
l'éternel ou plutôt l'éternel est le présent, et le présent est la
plénitude. C'est en ce sens que le latin disait de la divinité qu'elle
est praesens, et en lui appliquant ce mot, il désignait en même temps
son puissant secours.
L'instant désigne aussi le présent sans passé ni avenir ; c'est en cela
que consiste l'imperfection de la vie sensible. L'éternel désigne aussi
le présent sans passé ni avenir, et c'est en cela que consiste la
perfection de l'éternel (...).
Ainsi compris l'instant n'est pas à proprement parler l'atome du temps,
mais l'atome de l'éternité. Il est le premier reflet de l'éternité dans
le temps, et pour ainsi dire sa première tentative de l'arrêter. C'est
pourquoi les Grecs ne comprenaient pas l'instant, car, s'ils concevaient
l'atome d'éternité, ils ne voyaient pas que l'éternité était l'instant ;
ils ne la plaçaient pas en avant, mais en arrière ; car l'atome
d'éternité était essentiellement pour eux l'éternité ; et de la sorte ni
le temps ni l'éternité ne recevaient leur plein droit. La synthèse du
temporel et de l'éternel n'est pas une nouvelle synthèse ; elle est une
traduction de la première selon laquelle l'homme est une synthèse d'âme
et de corps portée par l'esprit. Dès que l'esprit est posé, l'instant
est donné. Aussi peut-on dire à bon droit de l'homme en manière de blâme
qu'il vit uniquement dans l'instant, lorsqu'il vit ainsi par une
arbitraire abstraction. La nature n'est pas dans l'instant.
Il en est de la temporalité comme du sensible, car elle semble encore
plus imparfaite et l'instant encore plus chétif que le maintien en
apparence assuré de la nature dans le temps. Et pourtant, c'est
l'inverse ; car cette assurance de la nature se fonde sur l'absence de
toute signification du temps pour elle. L'histoire ne commence qu'avec
l'instant. La nature sensible de l'homme se trouve posée par le péché
comme culpabilité ; elle est ainsi rabaissée au-dessous de celle de
l'animal, et cependant justement parce qu'ici commence sa supériorité ; à
ce point, en effet, l'esprit entre en jeu.
(...) L'instant est cet ambigu où le temps et l'éternité sont en
contact, posant ainsi le concept de temporalité où le temps interrompt
constamment l'éternité, et où l'éternité pénètre sans cesse le temps.
C'est alors seulement que prend son sens la répartition de tout à l'heure en temps présent, temps passé et temps à venir. »
Kierkegaard, Le concept d'angoisse