Individus et société (Durkheim)
« Quand je m'acquitte de ma tâche de frère, d'époux ou de citoyen,
quand j'exécute les engagements que j'ai contractés, je remplis des
devoirs qui sont définis, en dehors de moi et de mes actes, dans le
droit et dans les mœurs. Alors même qu'ils sont d'accord avec mes
sentiments propres et que j'en sens intérieurement la réalité, celle-ci
ne laisse pas d'être objective, car ce n'est pas moi qui les ai faits,
mais je les ai reçus par l'éducation. Que de fois d'ailleurs, il arrive
que nous ignorions le détail des obligations qui nous incombent et que,
pour les connaître, il nous faut consulter le Code et ses interprètes
autorisés!
De même, les croyances et les pratiques de sa vie religieuse, le fidèle
les a trouvées toutes faites en naissant ; si elles existaient avant
lui, c'est qu'elles existent en dehors de lui. Le système de signes dont
je me sers pour exprimer ma pensée, le système de monnaies que
j'emploie pour payer mes dettes, les instruments de crédit que j'utilise
dans mes relations commerciales, les pratiques suivies dans ma
profession, etc. fonctionnent indépendamment de l'usage que j'en fais.
Qu'on prenne les uns après les autres tous les membres dont est composée
la société, ce qui précède pourra être répété à propos de chacun d'eux.
Voilà donc des manières d'agir, de penser et de sentir qui présentent
cette remarquable propriété qu'elles existent en dehors des consciences
individuelles.
Non seulement ces types de conduites ou de pensée sont extérieurs à
l'individu, mais ils sont doués d'une puissance impérative et coercitive
en vertu de laquelle ils s'imposent à lui, qu'il le veuille ou non.
Sans doute, quand je m'y conforme de mon plein gré, cette coercition ne
se fait pas ou se fait peu sentir, étant inutile. Mais elle n'en est pas
moins un caractère intrinsèque de ces faits, et la preuve, c'est
qu'elle s'affirme dès que je tente de résister. Si j'essaye de violer
les règles du droit, elles réagissent contre moi de manière à empêcher
mon acte s'il en est temps, ou à l'annuler et à le rétablir sous sa
forme normale s'il est accompli et réparable, ou à me le faire expier
s'il ne peut être réparé autrement. (...)
Voilà donc un ordre de faits qui présentent des caractères très spéciaux
: ils consistent en des manières d'agir, de penser et de sentir,
extérieures à l'individu, et qui sont doués d'un pouvoir de coercition
en vertu duquel ils s'imposent à lui. Par suite, ils ne sauraient se
confondre avec les phénomènes organiques, puisqu'ils consistent en
représentations et en actions; ni avec les phénomènes psychiques,
lesquels n'ont d'existence que dans la conscience individuelle et par
elle. Ils constituent donc une espèce nouvelle et c'est à eux que doit
être donnée et réservée la qualification de sociaux. »
Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique