industries culturelles et cultures de masse (Adorno)
La fusion actuelle de la culture et du divertissement n'entraîne pas
seulement une dépravation de la culture, mais aussi une
intellectualisation forcée du divertissement. La raison en est d'abord
que l'on n'a accès qu'à ses reproductions que sont le cinéma, la radio. A
l'époque de l'expansion libérale, le divertissement se nourrissait
d'une foi intacte dans l'avenir : les choses resteraient en l'état, tout
en s'améliorant cependant. De nos jours, cette foi est encore plus
intellectualisée; elle devient ai subtile qu'elle perd de vue tout
objectif et n'est plus que ce fond doré de lanterne magique projeté
derrière la réalité. Elle se compose de l'a signification parti-culière
dont le spectacle - en parfait parallélisme avec la vie - investit une
fois de plus le beau garçon, l'ingénieur, la jeune fille dynamique,
l'homme sans scrupule présenté comme un homme de caractère, et, pour
finir, les autos et les cigarettes, même lorsque l'amusement ne
rapporte guère aux producteurs, mais uniquement au système dans son
ensemble. L'amusement lui-même devient un idéal, il prend la place des
biens plus élevée dont il prive entièrement les masses, en les répétant
sous une forme encore plus stéréotypée que les slogans publicitaires
financée par des intérêts privés. L'intériorité, forme subjectivement
réduite de la vérité, fut de tout temps assujettie aux maîtres de
l'extérieur, bien plus qu'elle ne l'imaginait. L'industrie culturelle la
transforme en , mensonge évident. Elle n'est plus ressentie que comme
rabâchage que l'on subit comme un assaisonnement aigre-doux dans les
best-sellers religieux, les filma psychologiques et les
romans-feuilletons des magazines féminins, afin de pouvoir dominer
d'autant plus sûrement les émotions de la vie réelle. Dans ce sens,
l'amusement réalise la purgation des passions qu'Aristote attribue déjà à
la tragédie, et que Mortimer Adler assigne au film. L'industrie
culturelle révèle la vérité sur la catharsis comme elle la révèle sur le
style.
Plus les positions de l'industrie culturelle se renforcent, plus elle
peut agir brutalement envers les besoins des consomma¬teurs, les
susciter, les orienter, les discipliner, et aller jusqu'à abolir
l'amusement : aucune limite n'est plus imposée à un progrès culturel de
ce genre. Mais la tendance est immanente au principe même de l'amusement
« éclairé u et bourgeois. Si le besoin d'amusement a été produit dans
une large mesure par l'industrie qui utilisait le sujet d'une œuvre pour
la recom¬mander aux masses, la reproduction d'une friandise pour
van¬ter la chromolithographie et, inversement, l'image du pudding pour
faire vendre la poudre de pudding, l'amusement lui, a toujours révélé
combien il dépendait de la manipulation com-merciale, du baratin du
vendeur, du bonimenteur des foires. Mais l'affinité qui existait à
l'origine entre les affaires et l'amusement apparaît dans les objectifs
qui lui sont assignés : faire l'apologie de la société. S'amuser
signifie être d'accord. Cela n'est possible que si on isole l'amusement
de l'ensemble du processus social, si on l'abêtit en sacrifiant au
départ la prétention qu'a toute oeuvre, même la plus insignifiante, de
refléter le tout dans ses modestes limites. S'amuser signifie toujours :
ne penser à rien, oublier la souffrance même là où elle est montrée. Il
s'agit, au fond, d'une forme d'impuis¬sance. C'est effectivement une
fuite mais, pas comme on le prétend, une fuite devant la triste réalité;
c'est au contraire une fuite devant la dernière volonté de résistance
que cette réalité peut encore avoir laissé subsister en chacun. La
libé¬ration promise par l'amusement est la libération du penser en tant
que négation. L'impudence de cette question qui est de pure rhétorique :
« que croyez-vous que les gens réclament? » réside dans le fait qu'elle
en appelle à ces gens même en tant que sujets pensants qu'elle a pour
tâche spécifique de priver progressivement de leur subjectivité. Même
lorsqu'il arrive que le public se révolte contre l'industrie culturelle,
il n'est capable que d'une très faible rébellion, puisqu'il est le
jouet passif de cette industrie. II est devenu néanmoins de plus en plus
difficile de tenir les gens par la bride. Le progrès de leur
abêtissement doit aller de pair avec le progrès de leur intelli¬gence. A
l'époque, des statistiques, s masses sont trop déniaisées pour
s'identifier avec le millionnaire sur l'écran et trop abruties pour
s'écarter tant soit peu de la loi du grand exigeant de toua les
personnages - sauf du mauvais garçon - qu'ils se ressemblent
essentiellement au point d'exclure les physionomies qui ne s'y prêtent
pas (des visages comme celui de Garbo par exemple qui n'invitent pas à
la familiarité). On leur assure qu'ils n'ont pas besoin d'être
différents de ce qu'ils sont et qu'ils réussiraient tout aussi bien sans
qu'on attende d'eux qu'ils fassent ce dont ils sont incapables. Mais en
même temps on leur fait comprendre que l'effort ne sert d'ailleurs à
rien du fait que même la fortune bourgeoise n'a plus aucun rapport avec
l'effet mesurable de leur propre travail. Et ils comprennent
parfaitement. En réalité, tous reconnaissent dans le hasard grâce auquel
un individu a fait fortune, l'antre face de la planification. C'est
justement parce que les forces de la société se sont à ce point
développées en direction de la rationalité, que chacun pourrait devenir
ingénieur ou mana¬ger, qu'il n'est plus du tout rationnel de se demander
en qui la société a investi ses moyens de formation ou sa confiance
pour assurer de telles fonctions. Le hasard et la planification
deviennent identiques du fait que, devant l'égalité des hommes, le
bonheur ou le malheur de l'individu - de la base au sommet de la société
-- perd toute signification économique. Le hasard lui-môme est
planifié, non parce qu'il touche tel homme ou tel autre, mais justement
parce que l'on croit en lui. Il sert d'alibi aux planificateurs et fait
croira que le réseau de transactions et de mesures qu'est devenue la vie
laisse de la place aux relations spontanées et directes entre les
hommes. Une telle liberté est symbolisée dans les différents secteurs de
l'industrie culturelle par la sélection arbitraire de cas banals. Les
rapports détaillés que donnent les magazines sur les croisières modestes
mais splendides organisées pour les heureux gagnants d'un concours - de
préférence il s'agira d'une dactylo qui aura sans doute gagné grâce à
ses relations avec des sommités locales - reflètent l'impuissance de
tous. Ils ne sont que du matériel, à tel point que ceux qui les
organisent peuvent faire entrer quelqu'un dans leur paradis et le
rejeter aussi vite : il pourra ensuite moisir tout à son aise, ses
droits et son travail n'y changeront rien. L'industrie ne s'intéresse à
l'homme qu'en tant que client et employé et a en fait réduit l'humanité
tout entière - comme chacun de ses éléments - à cette formule
exhaustive. Suivant l'aspect qui peut être déterminant à un moment
donné, l'idéologie souligne le plan ou le hasard, la technique ou la
vie, la civilisation ou la nature. Aux hommes qui sont des employés, on
rappelle l'organisation rationnelle et on les incite à s'y insérer comme
l'exige le simple bon sens.
Adorno, La dialectique de la Raison