Friedrich NIETZSCHE (1844-1900)
Éléments de biographie
En novembre 1888, deux mois avant que
commence pour lui la longue nuit de la folie, Nietzsche rédige une
sorte d’autoportrait, sous le titre Ecce Homo (« Voici l’homme »), le sous-titre étant Comment on devient ce qu’on est. La
formule « devenir ce qu’on est » revient souvent chez Nietzsche, pour
qui elle représente le chef-d’œuvre de l’amour de soi : ignorer sa
tâche propre, la négliger pour suivre des chemins de traverse, lui
permettre ainsi de mûrir secrètement, et pouvoir enfin mettre à son
service des facultés auxiliaires variées, qu’on n’aurait pas eu l’idée
de cultiver si l’on était resté obnubilé par soi. En tant que
philosophe, Nietzsche a fait sa devise de la formule de Pindare, «
Deviens ce que tu es », et non de la formule de Socrate, « Connais-toi
toi-même ».
Dans l’œuvre de Nietzsche, les chemins de traverse n’ont pas manqué,
avant qu’apparaisse la tâche dominante qui a rendu nécessaires tous ces
détours. Cette tâche, Nietzsche la nomme transvaluation de toutes les valeurs : destruction
des valeurs qui ont eu cours jusqu’ici parmi les hommes, et création de
nouvelles valeurs, par une inversion du principe de l’évaluation ;
transmutation de valeurs négatives, hostiles à la vie, en valeurs
affirmatives, exaltant la vie. C’est dans cette tâche que Nietzsche, en
1888, estime être « lui-même ». C’est par rapport à elle qu’il juge,
rétrospectivement, la façon dont il est devenu ce qu’il était.
Friedrich Wilhelm Nietzsche naît le 15 octobre 1844, au presbytère de
Rœcken, en Saxe prussienne. Son père est pasteur luthérien et fils de
pasteur ; sa mère vient également d’une famille de pasteurs. Être «
délicat, bienveillant et morbide », le père de Nietzsche meurt à 36 ans
: dans Ecce Homo, Nietzsche
évoque cette figure paternelle comme une sorte de fatalité intime,
l’origine de l’état maladif dans lequel il a vécu le plus souvent (maux
de tête et d’estomac, troubles oculaires, difficultés de parole),
l’origine également de cette absence de ressentiment qui lui a permis,
malgré sa maladie, de connaître la « grande santé ».
Enfant prodige, adolescent surdoué, Nietzsche se passionne d’abord pour
la musique : excellent improvisateur au piano, compositeur de morceaux
pour piano seul et de lieder, Nietzsche s’est voulu musicien bien avant
de se concevoir comme philosophe. La musique demeurera une référence
essentielle dans son œuvre, ainsi que son autre passion de jeunesse, la
philologie classique. C’est son travail dans cette discipline, choisie
par lui de préférence à la théologie lorsqu’il commence ses études
supérieures, qui va permettre à Nietzsche de renouveler, de façon si
originale, l’interprétation de la tragédie grecque, et qui va lui
fournir, plus tard, la méthode « généalogique » pour l’étude des
questions morales. Sur un plan plus immédiat et concret, Nietzsche
devra à sa compétence en philologie une (brève) carrière universitaire
: de 1869 à 1876, il exercera les fonctions de professeur
extraordinaire de philologie classique à l’Université de Bâle.
L’intérêt du jeune Nietzsche pour la philosophie est moins précoce. Il
méprise la production philosophique allemande de son temps, où
s’affrontent les disciples de Fichte, les épigones de Schelling et les
héritiers de Hegel. Mais avec la découverte, en 1865, du grand livre de
Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, c’est
une autre idée de la philosophie qui s’offre à lui : une philosophie
qui cherche dans l’art – et surtout dans cet art suprême qu’est la
musique – une consolation aux tourments de l’existence. Nietzsche croit
même voir l’incarnation parfaite de ce projet dans la musique de
Richard Wagner, qu’il découvre en 1868. Et c’est à la fois en
philosophe et en philologue qu’il tente de justifier cette conviction
dans son premier ouvrage, paru en 1872, La naissance de la tragédie : l’ouvrage est dédié à Wagner, et son sous-titre, Hellénisme et pessimisme, évoque Schopenhauer.
Ce n’est qu’à propos de ce premier livre que Nietzsche va regretter,
après coup, de n’avoir pas été assez tôt lui-même : dans une
autocritique datée de 1886, il renie de cet ouvrage tout ce qui,
témoignant de l’influence de Schopenhauer et de Wagner, brouille sa
pensée personnelle. De fait, La naissance de la tragédie apparaît
bien comme l’écrit d’un disciple de Schopenhauer, dont l’œuvre,
complètement ignorée lors de sa parution, connaît alors une notoriété
croissante. Ce qui cristallise avant tout cette notoriété, c’est le «
pessimisme » de Schopenhauer, l’affirmation que le fond de toute vie
est souffrance. C’est ce pessimisme que Nietzsche rejettera plus tard,
après l’avoir admiré. À vrai dire, il rejettera surtout la conséquence
que Schopenhauer pensait tirer du pessimisme : la nécessité de « nier
le vouloir-vivre ». Si la vérité de la vie est une vérité terrible et
cruelle, nous devons au contraire, soutiendra Nietzsche, avoir la
force, non seulement de la supporter, mais de l’aimer, en une joyeuse
affirmation, loin de chercher à nous en consoler. Dans cette rupture,
Nietzsche conserve donc, de son premier maître, l’idée d’un fond
irrationnel de l’existence, ce qui oppose définitivement sa philosophie
aux grands systèmes rationalistes (tels ceux de Leibniz ou de Hegel),
dont la forme systématique tient justement à la prétention de rendre la
réalité intégralement rationnelle. On aurait tort, cependant, d’en
conclure que la pensée de Nietzsche est rebelle à l’exposé systématique
: ce serait oublier que la variété des chemins de traverse conduit à
l’unité d’une tâche propre.
C’est à travers le romantisme de Wagner, lui-même admirateur de
Schopenhauer, que Nietzsche a subi l’influence du pessimisme. De 1869 à
1872, il fait partie du cercle des intimes du grand compositeur : dans
la recherche wagnérienne d’une « œuvre d’art totale », synthèse de
poésie, de drame et de musique, Nietzsche croit d’abord voir la
restauration de la tragédie antique ; la musique de Wagner lui semble
alors l’expression parfaite du « soubassement dionysiaque du monde »,
qu’aucune parole ne saurait dire. Mais peu à peu, Wagner va le
décevoir, et surtout le wagnérisme, ce mélange de germanisme et
d’antisémitisme qui se développe dans la culture allemande à partir de
l’inauguration officielle du Festival de Bayreuth, en 1876. Toutefois,
cette déception laisse intact l’idéal d’une œuvre d’art tragique,
philosophique, poétique et musicale à la fois, idéal que Nietzsche
lui-même tentera d’atteindre dans Ainsi parlait Zarathoustra.
La double rupture sera longue à se dessiner. Des quatre Considérations inactuelles (ou intempestives) publiées
entre 1873 et 1876, la troisième et la quatrième expriment encore
l’admiration de Nietzsche pour Schopenhauer et Wagner. Il lui faudra du
temps pour comprendre que pessimistes et romantiques ne sont pas ce
qu’ils prétendent être, des explorateurs audacieux d’une nouvelle
vérité, mais des idéalistes à la recherche d’une consolation ; il lui
apparaîtra du même coup que cette imposture est celle de toute la
pensée « moderne ». Pour combattre la modernité, dénoncer son imposture
sous tous ses aspects, Nietzsche va lui opposer, dans un deuxième
moment de son évolution, l’esprit français, voltairien, sec et incisif,
impitoyable dans la dissection des illusions. C’est ainsi qu’il va
trouver son style le plus fréquent, celui des aphorismes, tranchants
et provocateurs, permettant en outre de multiplier les points de vue et
les interprétations. Car l’aphorisme n’est pas seulement un instrument
polémique : il exprime au plus juste, selon Nietzsche, une réalité qui
n’est faite que de « perspectives » multiples. S’il nous invite à nous
méfier des synthèses trop rassurantes, des constructions trop
grossières, le style de Nietzsche ne doit pas pour autant nous inciter
à rejeter toute synthèse, toute construction. Bien au contraire :
chaque aphorisme fait signe vers les autres, avec lesquels il forme
secrètement système.
Cet infléchissement de l’œuvre, dans le sens d’une critique radicale
des valeurs, correspond à une nouvelle période de la vie de Nietzsche.
Dégagé de ses obligations d’enseignement, il va connaître la vie d’un
voyageur, errant de meublé en meublé, tantôt en Suisse, tantôt en
Italie, tantôt dans le Midi de la France, à la recherche d’un climat
favorable à sa santé. Car sa mystérieuse maladie lui impose une
souffrance qui devient continuelle, avec de rares répits. Les livres de
cette époque, toutefois, montrent à quel point ce malade est, comme il
l’écrit lui-même, « bien portant au fond ». Allégresse de la
démystification et audace de l’expérimentation se conjuguent dans Humain, trop humain (1878-1879), Aurore (1881) et Le Gai Savoir (1882-1887).
Ce dernier ouvrage marque d’ailleurs un nouveau tournant dans l’œuvre
de Nietzsche. Car la volonté impitoyable de trouver la vérité à tout
prix n’y a plus le dernier mot : certes, Nietzsche continue à tenir
pour nécessaire le grand soupçon à l’égard des illusions, mais il le
conçoit désormais comme une épreuve préalable, dont le penseur doit
sortir, régénéré, capable d’accepter de nouveau ces illusions, si elles
sont nécessaires à l’affirmation de la vie. C’est dans Le Gai Savoir que
Nietzsche énonce pour la première fois la doctrine de l’éternel retour
du même, cette formule suprême de l’affirmation, autour de laquelle il
va bâtir son chef-d’œuvre, Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885).
De ce chef-d’œuvre, il ne se vend pas plus d’une centaine
d’exemplaires. Nietzsche est de plus en plus seul, ne demeurant lié
qu’à quelques rares amis, dont les plus fidèles sont Franz Overbeck, un
de ses anciens collègues de l’Université de Bâle, et le musicien Peter
Gast. Sa sœur Elisabeth, qu’il déteste, mais dont il ne parvient jamais
à se détacher, épouse en 1885 un wagnérien antisémite, et part avec lui
au Paraguay pour y fonder une colonie de purs aryens. Dans les livres
qu’il écrit après Zarathoustra, Nietzsche
retrouve un ton essentiellement critique, mais comme un homme qui s’est
trouvé lui-même et qui accomplit sa tâche propre : la transvaluation
est en marche, et impose une philosophie « à coups de marteau », afin
d’éprouver, et de détruire si besoin est. C’est l’Europe moderne qui
est ainsi violemment ébranlée, dans sa morale dominante (Par-delà le bien et le mal, 1886 ; La généalogie de la morale, 1887), dans sa religion dominante (L’Antéchrist, 1888), dans ses multiples « idoles » (Le crépuscule des idoles, 1888), y compris l’ancienne idole de Nietzsche lui-même (Le cas Wagner, 1888 ; Nietzsche contre Wagner, 1888).
Le 3 janvier 1889, juste au moment où il sort de la maison qu’il habite
à Turin, Nietzsche voit un cocher s’acharner avec brutalité sur son
cheval : envahi par la pitié, il se jette en sanglotant au cou de
l’animal, puis s’effondre. Il est interné le 17 du même mois à la
clinique psychiatrique de l’Université de Iéna. Le reste de sa vie,
jusqu’à sa mort le 25 août 1900, n’est qu’une longue apathie. Pourtant,
cette période concerne encore l’histoire de la philosophie, compte tenu
du rôle qu’y a joué Elisabeth, la sœur de Nietzsche. Prenant en main
l’édition des œuvres de son frère, elle a inspiré, de façon
contestable, le choix des aphorismes contenus dans La volonté de puissance (1901,1906).
Elle a commencé à organiser le culte de Nietzsche, en l’associant au
nationalisme allemand le plus dur ; ce mouvement devait trouver son
apothéose pendant la première guerre mondiale : 40000 exemplaires d’Ainsi parlait Zarathoustra furent
ainsi vendus en 1917. Elle a donc contribué, la première, à cette
déformation frauduleuse qui finit par mettre la pensée de Nietzsche au
service du national-socialisme.
Daniel Pimbé
Thèmes majeurs
Dans un premier temps, inspiré de la philosophie antique et de Schopenhauer, Nietzsche oppose la figure de Dionysos (démesure, indétermination) à celle d'Apollon (construction, détermination), antagonisme qui se résoud dans l'oeuvre d'art tragique.
Nietzsche va ensuite développer le thème de la libération, grâce à la science, des idéaux de la métaphysique, de la religion et de la morale. La science est libératrice moins à cause de ses certitudes et de ses résultats que grâce à sa méthode et au doute qu'elle exige.
Cette remise en question aménera Nietzsche à se demander non plus, comme Platon, "Qu'est-ce que le Vrai, le Bien, le Beau?" mais "Pourquoi préférer le vrai au faux, le bien au mal, le beau au laid?". Ce déplacement du questionnement philosophique débouchera sur les thèmes de la volonté de puissance, du renversement des valeurs, de l'éternel retour et du surhomme: l'être est volonté de puissance, c'est-à-dire pouvoir de poser et d'imposer des valeurs qui mérite de revenir éternellement. Le surhomme est précisément celui qui, en tant que créateur de valeur, ne regrette rien et assume le monde dans son intégralité.
Contre l'optimisme ambiant et les rêves de sécurité tranquille, Nietzsche attaque avec virulence la culture mystificatrice qui transforme l'humanité en troupeau servile. Condamnant le "ressentiment", il dénonce ce qu'il appelle la morale des esclaves. "Il n'y a de liberté que pour les âmes guerrières."
Dans la publication posthume de La Volonté de puissance, La soeur de Nietzsche, associée à l'extrême-droite antisémite, détournera de son sens sa philosophie. C'est à tort que, après la Deuxième Guerre mondiale, Nietzsche sera parfois accusé d'avoir été le maître à penser du national-socialisme, dû à un malentendu sur la notion de Surhomme, confondue avec celle de "race supérieure" des nazis.
Nietzsche est considéré, avec Marx et Freud, comme l'un des philosophes qui ont le plus contribué à démystifier la conduite humaine et les apparences de la morale traditionnelle.
Freud reconnaîtra en Nietzsche un précurseur de la psychanalyse. (Critique du privilège de la conscience, dénonciation du ressentiment et reconnaisse de la primauté de l'illogisme sur le rationnel.)
Principales œuvres
- L'origine de la tragédie (1870)
- Humain, trop humain (1878)
- Le gai savoir (1882)
- Ainsi parlait Zarathoustra (1885)
- Par delà le bien et le mal (1886)
- La Généalogie de la morale (1887)
- La Volonté de puissance (posthume)
Source: ac-grenoble/Philosophie